Le Chasseur congelé

La trappe se souleva de quelques centimètres et 412 risqua un œil par l’ouverture. Il frissonna. La porte du placard à potions était grande ouverte et il apercevait devant lui les talons boueux des bottes du Chasseur.

Ce dernier se tenait à quelques pas du placard, sa cape verte rejetée en arrière, son pistolet d’argent au poing. Il faisait face à la porte de la cuisine, comme s’il s’apprêtait à s’élancer.

412 attendit de voir quelles étaient ses intentions, mais il demeura immobile. Il donnait l’impression de guetter quelque chose, probablement l’apparition de tante Zelda sur le seuil de la cuisine.

Priant pour que tante Zelda reste à l’écart, 412 tendit la main vers Jenna afin qu’elle y dépose sa sentinelle.

Jenna se rongeait d’inquiétude quelques échelons plus bas. La tension qui avait saisi 412 laissait supposer que la voie n’était pas libre. Quand il tendit la main vers elle, elle pécha la sentinelle roulée en boule dans sa poche et la lui remit comme ils en avaient décidé, en lui souhaitant bonne chance dans son for intérieur. Jenna s’était attachée à l’insecte au point de répugner à le laisser partir.

Avec mille précautions, 412 prit l’insecte et le fit passer par l’ouverture de la trappe. Il posa la petite boule verte en armure sur le sol en veillant à ne pas la lâcher et la pointa dans la bonne direction, vers le Chasseur.

Puis il la lâcha. L’insecte se déroula instantanément, fixa son regard perçant sur le Chasseur et dégaina son épée. 412 retint son souffle, craignant que le Chasseur perçoive le frottement de la lame contre le fourreau, mais la silhouette râblée de l’homme en vert ne bougea pas. 412 expira lentement et projeta l’insecte d’une pichenette. La sentinelle fonça sur sa cible avec un cri strident.

Le Chasseur resta sans réaction.

Il ne se retourna pas, ne broncha même pas quand l’insecte se posa sur son épaule et leva son épée pour l’en frapper. 412 fut impressionné. Il savait que le Chasseur était un dur à cuire, mais pour le coup, il en faisait un peu trop.

C’est alors qu’apparut tante Zelda.

— Attention ! hurla 412. Le Chasseur !

Tante Zelda sursauta, pas à cause du Chasseur, mais parce que c’était la première fois qu’elle entendait 412 et n’avait donc aucun moyen de deviner à qui appartenait cette voix, ni d’où elle provenait.

Au grand étonnement de 412, elle arracha la sentinelle de l’épaule du Chasseur et lui donna une petite tape pour qu’elle se mette en boule.

Là encore, le Chasseur ne réagit pas.

D’un geste vif, tante Zelda glissa l’insecte dans l’une des multiples poches de sa robe en patchwork et promena son regard autour d’elle, cherchant l’origine de la voix inconnue. Soudain, elle aperçut 412 qui la regardait par l’entrebâillement de la trappe.

— C’est toi ? s’exclama-t-elle. Dieu merci, tu n’as rien. Où est Jenna ?

— Ici.

412 avait encore un peu peur d’élever la voix à cause du Chasseur. Mais celui-ci ne donnait pas l’impression d’entendre, et tante Zelda le traitait ni plus ni moins comme un meuble encombrant. Contournant la silhouette immobile, elle souleva la trappe et aida les deux enfants à remonter.

— Quel bonheur de vous voir tous les deux sains et saufs ! dit-elle d’un ton joyeux. Je me suis fait tellement de souci.

412 pointa l’index vers le Chasseur :

— Mais... et lui ?

— Congelé, déclara tante Zelda d’un air satisfait. Il restera ainsi jusqu’à ce que j’aie pris une décision à son sujet.

— Où est Nicko ? interrogea Jenna en prenant pied sur le sol du placard. Il va bien ?

— Très bien. Il s’est jeté à la poursuite de l’apprenti.

À peine tante Zelda avait-elle achevé sa phrase que la porte du cottage s’ouvrit avec un grand fracas et que l’apprenti trempé déboula dans la pièce, poussé par un Nicko tout aussi trempé.

— Quel porc ! cracha Nicko avant de refermer la porte à la volée.

Lâchant son prisonnier, il s’approcha du feu qui flambait dans la cheminée afin de se sécher.

L’apprenti tout dégouttant se tourna vers le Chasseur, quêtant de l’aide. Il prit un air encore plus piteux quand il eut constaté son état. Le Chasseur avait été congelé alors qu’il allait s’élancer, pistolet au poing, et il regardait dans le vide avec des yeux inexpressifs. La gorge de l’apprenti se serra : une grosse femme vêtue d’une espèce de sac bariolé marchait vers lui d’un pas énergique. Il la reconnut aussitôt pour l’avoir vue dans le jeu de cartes illustré de portraits d’ennemis qu’on l’avait obligé à étudier avant son départ en mission.

C’était cette folle de sorcière blanche, Zelda Zanuba Heap.

Il reconnut également le magicien en herbe, Nickolas Benjamin Heap, ainsi que le déserteur, ce traître de 412. Ils étaient tous là, conformément au plan. Mais où se trouvait donc leur cible prioritaire, la princesse ?

L’apprenti fouilla la pièce du regard et aperçut Jenna, dissimulée dans l’ombre derrière 412. Le cercle d’or qui ressortait sur ses longs cheveux bruns, les yeux violets... Elle ressemblait trait pour trait au portrait (dû à la main experte de l’espionne Linda Lane) figurant dans le jeu de cartes. Peut-être était-elle un peu plus grande qu’il l’imaginait, mais il ne faisait aucun doute que c’était bien elle.

Un sourire rusé se peignit sur ses lèvres. Comme son maître serait fier de lui s’il parvenait à capturer tout seul la princesse ! Il oublierait certainement les échecs passés de son apprenti et cesserait de le menacer de l’expédier à la Jeune Garde comme vulgaire chair à canon. Surtout s’il réussissait là où le Chasseur avait échoué.

Il devait réussir.

Prenant tout le monde par surprise, et bien que gêné par sa robe détrempée, l’apprenti se rua sur Jenna et la saisit par le cou. Il était d’une force étonnante pour sa taille et menaçait de l’étrangler avec son bras noueux. Puis il commença à l’entraîner vers la porte.

Tante Zelda fit un geste dans leur direction. L’apprenti déplia alors son canif et l’appuya fort contre la gorge de Jenna.

— Si l’un de vous essaie de m’arrêter, elle y passe, gronda-t-il.

Poussant Jenna devant lui, il franchit le seuil et s’avança sur le sentier pour rejoindre le canoë dans lequel attendait le magog. Ce dernier ne s’intéressait pas du tout à ce qui se passait. Il était occupé à liquéfier une quinzième sentinelle noyée et, de toute façon, il n’était censé commencer son service qu’une fois la prisonnière à bord.

Ce qui ne devait pas tarder à arriver..

Mais Nicko n’avait pas l’intention de laisser enlever sa sœur sans se battre. Il courut après le ravisseur et se jeta sur lui. L’apprenti atterrit sur sa captive. Il y eut un cri, et un filet de sang se répandit sous Jenna. Nicko écarta brutalement l’apprenti.

— Jen ! Tu es blessée ?

Jenna s’était relevée d’un bond et regardait fixement le sang qui tachait le sol.

— Je... je ne crois pas, bégaya-t-elle. Je crois que ça vient de lui. C’est lui qui est blessé.

— Bien fait !

D’un coup de pied, Nicko envoya le canif hors d’atteinte de l’apprenti. Puis Jenna et lui remirent le garçon debout. Il semblait indemne, à part une légère entaille sur le bras. Pourtant, il était blanc comme un linge. L’apprenti craignait la vue du sang, surtout du sien, mais il redoutait encore plus le sort que lui réservaient les magiciens. Tandis qu’ils le ramenaient de force vers la maison, il fit une ultime tentative d’évasion. En se débattant, il obligea Jenna à lâcher prise et décocha un coup de pied qui visait le tibia de Nicko.

Les deux garçons s’empoignèrent. L’apprenti frappa Nicko à l’estomac et se préparait à lui donner un second coup de pied quand son adversaire lui tordit méchamment le bras dans le dos.

— Maintenant, essaie un peu de t’échapper. Tu croyais pouvoir enlever ma sœur et t’en tirer à bon compte ? Espèce de porc !

— Il aurait eu du mal à s’en tirer tout seul, se moqua Jenna. Un pareil idiot !

L’apprenti détestait qu’on le traite d’idiot. Son maître ne l’appelait jamais autrement que « pauvre idiot », « bougre d’idiot », « idiot sans cervelle »... Il avait horreur de ça.

— Je ne suis pas idiot ! protesta-t-il pendant que Nicko resserrait son étreinte. Et d’abord, je fais ce que je veux, na ! J’aurais pu tuer la fille si j’avais voulu. La preuve, c’est que j’ai tiré sur quelque chose pas plus tard que ce soir.

L’apprenti regretta aussitôt ses paroles. Quatre paires d’yeux accusateurs se fixèrent sur lui.

— Tu as tiré sur quelque chose ? demanda tante Zelda. Que veux-tu dire par là ?

L’apprenti décida de jouer les durs.

— Ça vous regarde pas. C’est pas vous qui allez m’empêcher de faire un carton sur une grosse bête toute poilue qui se met en travers de ma route alors que je me trouve en mission officielle.

Un silence choqué suivit sa déclaration.

— Boggart, lâcha Nicko. C’est lui qui a blessé Boggart. Ah ! le porc.

— Ouille !

— Nicko, je t’en prie, pas de violence. Quoi qu’il ait pu faire, ce n’est encore qu’un enfant...

— Je ne suis pas qu’un enfant, rétorqua le captif, plein de morgue. Je suis l’apprenti de DomDaniel, magicien suprême et nécromancien. Je suis le septième fils d’un septième fils...

— Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Je suis l’apprenti de DomDaniel, magicien sup...

— Ça, je le sais. Merci, j’avais remarqué les étoiles noires sur ta ceinture.

— Comme je le disais, répéta l’apprenti, ravi d’être enfin pris au sérieux, je suis le septième fils d’un septième fils. C’est de là que provient ma Magyk. (En réalité, celle-ci ne s’était pas encore tout à fait révélée. Mais cela viendrait.)

— Je ne te crois pas, dit tout net tante Zelda. Je n’ai jamais vu personne qui ressemble moins au septième fils d’un septième fils que toi.

— Pourtant, c’est vrai, insista l’apprenti d’un ton boudeur. Mon nom est Septimus Heap.